La Bible : un certain regard > L'Empire n'a jamais pris fin

Je suis vivant et vous êtes morts

Le chapitre 17 du livre d'Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts donne un excellent aperçu de la conversion très particulière de Philip K. Dick à une forme originale de christianisme.

L'Empire n'a jamais pris fin.
Quand cette phrase, étrange et pourtant familière, lui traversa l'esprit, il sut qu'elle disait la vérité. La fille était une chrétienne clandestine et lui aussi. On l'avait envoyée pour le lui faire savoir, munie du signe capable de déverouiller ses souvenirs.
Mais pourquoi cette clandestinité ? Pourquoi ce dialogue à double sens, ces approches de conspirateurs ?
Pour déjouer la surveillance des Romains.
Quels Romains ? Nous sommes en 1974, dans le comté d'Orange, Californie.
Non.
Non. Non, nous croyons seulement, ou plus exactement la plupart d'entre nous croient vivre en 1974, sous le régime de la démocratie américaine. De même Ragle Gumm croyait vivre en 1950, M. Tagomi dans le monde où le Japon avait gagné la guerre, Joe Chip et ses compagnons parmi les vivants. Mais c'est faux, et quekques uns le savent. Ils luttent. Tu viens de rejoindre leurs rangs.
Tu as rejoint l'invisible troupe des Eveillés, ceux qui derrière l'hologramme imposé à la foule sous le nom de réel, avec ses autoroutes, ses prises éléctriques, ses restaurants Howard Johnson, sa vraisemblance bonasse et compacte, entrevoient les barreaux de la prison de fer, l'immense prison où l'Empire tient captifs ses esclaves. Parce que depuis toujours, sans le savoir, tu étais l'un d'entre eux, tu as rejoint aujourd'hui les résistants secrets, les porteurs de lumière qui marchent dans les ténèbres.
Le sens-tu ? Quelque chose est en train de se remettre en marche en toi, au fond de ton organisme. L'horloge interne qui te dit l'heure exacte, la date exacte. Nous sommes en 70 après Jésus-Christ.
Maintenant que tu le sais, que tu sais que c'est vrai, cela ne te surprend pas. Au fond, tu le savais déjà.
Le Sauveur est venu, puis Il est reparti. Mais Il reviendra bientôt. Il l'a promis : avant que cette génération ne soit accomplie. Tu Le verras. Douterais-tu des paroles de ton Seigneur ? Non, tu es comme nous, avec nous : tu attends Son retour ; en dépit des persécutions, tu t'y prépares avec allégresse.

(p. 260-261)

Tout se passait comme si, depuis que la présentation du poisson avait réactivé son cerveau assoupi, celui-ci s'était transformé en poste de radio, captant plusieurs fréquences à la fois, bombardé d'informations contradictoires dont le jeu consistait à distinguer les canaux, déterminer les origines, supputer les intentions.
La partie allait être rude.
Quitte à se considérer soi-même comme un poste récepteur, autant valait le régler au plus haut de ses capacités. Dans une revue de vulgarisation scientifique à laquelle Tessa et lui était abonnés, il avait lu qu'une absorbtion massive de vitamines pouvait améliorer la communication entre les deux hémisphères du cerveau et, sans s'arrêter au fait que le décrit était expérimenté sur de jeunes schizophrènes, décida de s'y soumettre. Trois fois par jour, il avala quelques poignées de gélules qui l'empêchaient de dormir et faisaient jaillir sous ses paupières des gerbes de phosphènes ininterrompus. Ses pensées filaient à toutes allure, comme des reptiles dans un coin obscur. Des taches de couleur flottaient dans la pénombre de la chambre à coucher. Quand il parvenait à s'assoupir, à l'aube ou dans l'après-midi, des rêves étranges le visitaient. La plupart évoquaient le monde gréco-romain. Il était enfermé au milieu du Colisée, dans une cage qu'essayaient d'ouvrir des lézard génants. Ou bien il voyait un vase noir et or, posé sur un trépied, et une voix lui disait la date : 840 avant Jésus-Christ. La voix s'exprimait en grec, mais il la comprenait et au réveil, se demanda ce qui s'était passé en 840. D'après son Encyclopaedia Britanica, cela correspondait à la période mycénienne : il se creusa vainement la tête pour expliquer le sens de cette embardée temporelle, huit siècles avant les temps apostoliques vers quoi tous les autres indices lui semblaient converger.

(p. 266-267)

De nombreux auteurs ont été par la suite influencé par cette notion d'Empire qui emprisonne l'Humanité, comme Grant Morrison dans sa célèbre série The Invisibles :

p. 188, vignette C2
American Death Camp, Part Two : Counting to Five, vol. Counting to None, p.188

Le prophète était à deux doigts de la solution

Philip K. Dick semble s'être approché très près d'une théorie unificatrice de la plupart (voire toutes) des informations qui l'ont submergées tout au long de sa vie :

  • les hommes ne sont pas libres, mais prisonniers ;
  • la Réalité ne nous est pas directement accessible, le monde dans lequel nous vivons est une redoutable illusion ;
  • les geoliers/esclavagistes sont des lézards géants ;
  • le Christ (à savoir un personnage historique, ou une entité mystérieuse, apparu entre 200 avant Jésus-Christ et 33 après Jésus-Christ) a commencé le processus de libération sans le mener à terme ;
  • une des clefs d'une éventuelle libération se situe au niveau d'une meilleur communication entre les deux hémisphères du cerveau, et le neuromédiateur GABA a un rôle important dans ce processus (chapitre 17, p. 270) ;
  • Mycènes est un élément important à prendre en compte.
  • Mais Dick n'est pas parvenu à unifier tous ces concepts (il s'est focalisé sur l'Empire romain et sur ennemi personnel Richard Nixon), un des moyens aurait très probablement été de consommer de l'Amanaite Tue Mouche, et il n'en n'a jamais eu l'idée...

    Pourtant :

  • Mycènes signifie étymologiquement "la ville champignon" ;
  • le muscimol, l'un des principes actifs de l'Amanite Tue-Mouche, est un puissant agoniste du neurotransmetteur GABA ;
  • son ami l'évêque Pike cherchait à prouver les théories hallucinantes de John Allegro concernant l'utilisation de l'Amanite Tue-Mouches, le champignon sacré.
  • Il reste à prendre en compte le fait que nos geoliers sont des reptiles géants...